Interview de l'auteur
- Voici donc un ouvrage de plus sur la prostitution ?
Sur la prostitution gay, il n’y pas tant d’ouvrages que cela, du moins en français. À ma connaissance, le dernier livre du même genre, à savoir présentant une enquête basée sur une série d’interviews, est celui écrit par Jean Luc Hennig, Les garçons de passe, il date de 1978 ! De plus, contrairement à lui, j’ai réalisé également des interviews de clients, je pense qu’il s’agit d’une première.
- Justement, comment avez-vous procédé pour réunir ces témoignages et bâtir votre enquête ?
Mon livre n’aurait pas été possible si un concours de circonstances ne m’avait pas permis de rencontrer de nombreux jeunes hommes prostitués, que l’on appelle aujourd’hui « escort-boys ». J’ai d’abord eu l’occasion d’être moi-même client, à cette occasion j’ai été très surpris de constater que ces garçons ne correspondaient pas du tout aux images habituelles véhiculées dans les médias. J’ai donc eu envie de le raconter. J’ai aussi sympathisé avec des militants, qui se revendiquent « travailleurs sexuels », des femmes et des hommes. Avec eux et elles, j’ai longuement discuté et écouté leurs revendications. Or je me suis rendu compte qu’il y avait un grand absent dans les débats publics sur la prostitution : le client. Et j’ai commencé à réfléchir à mon propre statut de client : dans quelles circonstances on le devient ? Qu’est ce que l’on ressent ? Pourquoi n’en parlons-nous jamais autour de nous ? Je me suis alors décidé à chercher à en rencontrer pour éclaircir toutes ces interrogations. Je pensais que cela allait être très difficile, et finalement ce fut très simple ! Le fait que je ne me présentais pas seulement comme une enquêteur, mais aussi comme un client, m’a permis d’instaurer un climat de confiance propice aux confidences. Je n’étais pas dans le jugement, car moi-même j’étais impliqué dans mon enquête.
- Vous dites que le coming-out de client est moins courant que celui des prostitués. Pourquoi à votre avis ?
J’ai intitulé mon livre « Doubles vies » parce qu’effectivement c’est ce qui m’a le plus frappé : comment escorts et clients partagent cette espèce de clandestinité. On ne se vante pas d’être « pute », mais annoncer que l’on est « client » c’est presque pire. Car le prostitué se fait payer parce qu’il a des atouts, il est sexy. Mais le client ? Non seulement il fait un peu pitié, mais c’est lui le responsable, c’est le pervers qui détourne la jeunesse, il n’y a rien de valorisant dans son acte. Du reste les abolitionnistes, partisans de l’interdiction de la prostitution, considèrent les prostitués comme de pauvres victimes contraintes d’en arriver là, et réclament en revanche une pénalisation du client, qui à leurs yeux est le vrai coupable. Du coup effectivement, dans ce contexte idéologique, rien ne peut inciter les clients à sortir du placard ! Le seul coming-out public que je connaisse est celui de Frédéric Mitterrand, très joliment écrit dans son livre La mauvaise vie.
- Votre approche n’est-elle pas biaisée par votre statut d’ « observateur participant » ?
Tout au long du livre, je ne cesse de rappeler et d’analyser ma position ! Contrairement justement à beaucoup d’autres enquêteurs qui ne prennent pas tant de précautions : l’autre jour encore j’ai vu à la télévision un reportage qui a été réalisé en étroite collaboration avec la police, d’autres fois ce sont des travailleurs sociaux qui sont mis à contribution pour trouver des témoins. Vous pensez que ces méthodes sont plus objectives que la mienne, et que leurs présupposés sont moins biaisés que les miens ? J’ai pris le temps de rencontrer beaucoup de monde (cette enquête a duré plusieurs années), j’ai beaucoup circulé et j’ai passé des heures sur les sites spécialisés sur Internet. Je ne prétends pas parler d’autres faits que ceux dont j’ai été témoin, et je donne la parole aux principaux intéressés : clients et escorts.
- Vous n’empêcherez pas que l’on vous soupçonne d’avoir présenté une image favorable de la prostitution.
Dans notre société personne ne peut à priori avoir une bonne image de la prostitution. « Pute » est l’insulte suprême. Donc si ma propre perception de la prostitution a évolué, c’est parce que je me suis penché sur la réalité, telle qu’elle est, et non pas telle qu’on m’a dit qu’elle était. Dans l’idéal, payer pour avoir du sexe ne devrait pas exister, mais comme je le dis dans ma conclusion : en attendant la révolution sexuelle qui nous permettra à tous d’avoir une sexualité libre et épanouie, que faisons-nous ? Interdire et réprimer la prostitution ? Pour quel résultat ? Donc oui, je suis persuadé que n’importe quel individu qui se donne la peine d’examiner la réalité de la prostitution évoluera vers une attitude plus tolérante.
- Mais dans votre livre vous parlez de la prostitution homosexuelle, et là vous généralisez vos conclusions à la prostitution féminine ?
Ce qui se passe dans la prostitution entre homosexuels (du moins dans celle que j’ai observée) est très intéressant, et montre sans doute la voie pour améliorer la condition de la prostitution féminine. Si un certain nombre de conditions de travail sont réunies, alors il y a de grandes chances que la situation s’améliore pour tout le monde, prostituées et clients. Les escort-boys qui travaillent actuellement sur le Net ne subissent pas de domination d’un sexe sur l’autre, leur travail sexuel est effectué dans l’indépendance, ils ne sont victimes ni de trafics organisés, ni d’une exploitation par un patron, et enfin, la police les laisse tranquilles.
- Comment voyez-vous les choses évoluer ces derniers temps ? La prostitution se développe ?
Depuis que j’ai commencé à circuler dans ce milieu, je constate plusieurs évolutions significatives : un accroissement considérable de profils d’escorts sur le Net (un doublement en deux ans), une baisse des prix, et peut être une levée du tabou dans le milieu gay (du moins du côté des jeunes qui semblent décomplexés et se cachent moins). Ces changements ne s’expliquent pas uniquement par la crise économique qui accroît la précarisation et l’appauvrissement des jeunes. J’ai l’impression que l’on sort d’une longue période durant laquelle la prostitution en milieu gay était vraiment mal vue. Le Marais, quartier gay, symbole d’une homosexualité visible, intégrée et honorable, a chassé les tapins à la marge de la ville. Internet les ramène au cœur de la sociabilité gay, justement au moment où les homosexuels qui étaient jeunes au début des années 80 commencent à vieillir. La question est alors de savoir comment les anciens pionniers de la libération des mœurs, devenus matures, vont-ils gérer leur sexualité.
- Ce livre a été refusé par les éditeurs classiques, y compris des éditeurs gays. Comment l’expliquez-vous ?
Dans ce livre je mélange les genres, je raconte mon expérience, je rends compte d’observations effectuées sur le terrain (du reportage en quelque sorte), je donne la parole sous forme d’interviews à des escorts et des clients, et enfin j’engage une réflexion plus générale sur la prostitution. Cela, à mon avis, rend plus vivant le récit, mais je n’entre pas dans une case littéraire bien précise, les éditeurs n’aiment pas cela. De plus, ma vision de la prostitution n’est pas politiquement correcte, elle va à l’encontre de tous les stéréotypes, cela a pu leur faire peur.
- Et donc vous avez décidé de monter votre propre collection de livres ?
J’ai découvert ce que l’on nomme l’auto-édition, qui est l’équivalent de la production indépendante dans la musique ou le cinéma. Les maisons d’édition sont enlisées dans une logique commerciale ultra libérale, elles ne peuvent plus prendre de risques. Or nous disposons de moyens de les court-circuiter en utilisant les réseaux parallèles et Internet. Il se trouve qu’en dehors de ce travail sur la prostitution j’ai débuté d’autres écrits, et j’ai commencé à mettre en place une équipe d’amis qui ont aussi envie de dire des choses pas faciles à dire ! J’espère donc que Doubles vies va rencontrer un public, ce qui me permettra d’entretenir Le Gueuloir !